Union européenne : Dialogue sur la stratégie anti-pauvreté

Dans le cadre de son plan de lutte contre la pauvreté, la Commission Européenne a sollicité Dynamo International à titre consultatif. Suite à cette réunion organisée en juillet 2025, les membres européens de DYSWN ont été invité à répondre à une série de questions liées aux causes structurelles de la pauvreté, à l’efficacité de la lutte contre celle-ci et aux mesures concrètes à apporter. Riches en points de vue, les parties prenantes ont ainsi pu dégager un ensemble de recommandations.

18 juillet 2025

Contributions et recommandations collectives pour la stratégie anti-pauvreté de l’UE

Préambule

Dynamo International – Street Workers Network est un réseau international de travailleurs sociaux de rue œuvrant directement auprès des personnes vivant, circulant et travaillant dans la rue (principalement des enfants et des jeunes, mais aussi des adultes). Le réseau représente 10 000 travailleurs sociaux de rue dans 58 pays en Europe, Afrique, Asie et Amériques. En Europe, 23 pays sont membres. Le réseau facilite l’échange de pratiques, la formation, la prise de parole des acteurs de terrain, le plaidoyer auprès des autorités et autres institutions pour lutter contre l’exclusion et les inégalités. Réseau européen contre la pauvreté et l’exclusion sociale, le réseau Dynamo International est impliqué dans le Dialogue Civil avec la Commission européenne – DG Emploi, Affaires sociales et Inclusion.

Initiative « Child Guarantee »

À la suite de l’appel lancé en 2015 par le Parlement européen pour la mise en place d’une Garantie pour l’Enfance, et la demande subséquente adressée à la Commission européenne (CE) en 2017 de mettre en œuvre une action préparatoire pour en explorer la portée potentielle, la Commission a lancé en 2018 une étude de faisabilité visant à examiner et proposer les modalités optimales pour développer un programme spécifique afin de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale des enfants les plus défavorisés de l’UE (en particulier : enfants vivant dans des situations familiales précaires, enfants placés en institution, enfants issus de l’immigration [y compris les enfants réfugiés] et enfants en situation de handicap) et garantir leur accès aux cinq domaines politiques clés identifiés par le Parlement européen (à savoir : soins de santé gratuits, éducation gratuite, éducation et accueil de la petite enfance gratuits, logement décent, et nutrition adéquate).

Un contexte en mutation

De nombreuses politiques publiques criminalisent la pauvreté et favorisent par conséquent l’exclusion sociale, marginalisant les enfants en situation de vulnérabilité et les privant de plusieurs droits fondamentaux. Les politiques sociales sont souvent inefficaces et inadaptées pour atteindre ce public hors système. Ces enfants sont souvent oubliés et invisibles pour les décideurs politiques.

Quelques constats :

  • Le nombre d’enfants en situation de rue en Europe est en augmentation en raison des politiques d’austérité. Ces politiques aggravent l’exclusion sociale et la précarité vécue par les personnes les plus vulnérables. En 2011, Oxfam estimait à 120 millions le nombre de personnes vivant dans la pauvreté et prévoyait une augmentation de 15 à 25 millions de personnes d’ici 2025 si les politiques d’austérité étaient maintenues[1]. Les dépenses sociales (éducation, santé, culture) ont été réduites, révélant une erreur de raisonnement des instances décisionnelles : la richesse est créée mais mal redistribuée, ce qui accroît les inégalités.
  • Le nombre de mineurs non accompagnés augmente à cause de la crise migratoire actuelle en Europe. Eurostat a estimé que 23 100 mineurs non accompagnés ont demandé l’asile en 2014[2]. Une augmentation de 74 % a été enregistrée au cours des premiers mois de 2015. La moitié d’entre eux disparaît purement et simplement (probablement dans les réseaux de criminalité organisée).
  • Plusieurs pays ont mis en place des campagnes de répression contre les enfants en situation de rue, les arrêtent illégalement, les déplacent et les intimident. Ces politiques de « nettoyage social » et de sécurité sont de graves atteintes à leur intégrité et leur dénient la possibilité d’exercer leurs droits.
  • Les enfants en situation de rue sont exclus des systèmes de protection sociale et des politiques sociales. La plupart n’ont pas accès aux services sociaux, aux autorités administratives, à l’éducation, aux soins de santé ni à une défense légale. Ils ne possèdent même pas de papiers d’identité et n’existent donc pas légalement.

Cependant, il est important de ne pas considérer uniquement les liens avec la rue comme négatifs. Pour de nombreux enfants, la rue représente un espace de développement de stratégies de survie positives et de reconstruction du tissu social leur permettant d’apprendre (ou réapprendre) à reprendre le contrôle de leur vie. Les travailleurs sociaux de rue s’inscrivent dans cette démarche d’autonomisation.

La rue peut donc être un espace porteur de sens et servir de cadre à l’accompagnement de ces enfants vers un changement de vie. Les institutions publiques doivent comprendre ces différentes réalités pour développer/soutenir des systèmes de prise en charge adaptés aux besoins et à l’environnement de vie des enfants.

Recommandations du réseau DISWN pour la stratégie anti-pauvreté de l’UE :

En tant que membres de la région Europe de Dynamo International Street Workers Network et forts de nombreuses années d’expérience de terrain auprès de personnes confrontées à l’extrême pauvreté et à l’exclusion sociale, nous avons rassemblé des réflexions et des recommandations émanant de nos membres actifs dans différents pays européens.

Ce document rassemble la voix collective de professionnels et de communautés engagés dans le travail de rue, le travail de jeunesse, le travail social et le développement communautaire. Nous pensons que ces propositions, ancrées dans la pratique et fondées sur les droits humains, peuvent contribuer à façonner une stratégie anti-pauvreté de l’UE véritablement inclusive et efficace — une stratégie qui ne laisse personne de côté et qui s’attaque aux causes structurelles de la pauvreté ainsi qu’à ses conséquences quotidiennes.

Nous présentons ci-dessous notre contribution, structurée autour des trois questions soumises à nos membres :

  1. Les causes principales de la pauvreté à prioriser
  2. Ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans la lutte contre la pauvreté
  3. Activités ou politiques concrètes à recommander pour inclusion dans la Stratégie

1 – Quelle serait la principale cause de pauvreté que la stratégie anti-pauvreté devrait traiter en priorité ?

La stratégie anti-pauvreté devrait s’attaquer aux inégalités structurelles profondes et à l’oppression systémique qui alimentent la pauvreté et l’exclusion sociale. Ces inégalités se manifestent par la domination, les pratiques discriminatoires et les barrières institutionnelles qui empêchent de nombreuses personnes et communautés d’exercer pleinement leurs droits et de participer à la société.

La pauvreté touche de manière disproportionnée des groupes marginalisés tels que les enfants et les jeunes en situation de rue, les minorités ethniques dont les communautés roms, les migrants, les réfugiés, les personnes en situation de handicap, les familles monoparentales, les personnes âgées, ainsi que celles vivant dans des zones urbaines défavorisées ou des zones rurales isolées. Ces populations restent souvent exclues en raison de mécanismes de soutien insuffisants et d’un accès inégal à l’éducation, l’emploi, le logement, la culture et la participation politique.

Un moteur essentiel de la pauvreté est le revenu insuffisant — à la fois lié à des bas salaires et à des systèmes de protection sociale inadéquats — combiné à une répartition injuste des richesses et des ressources économiques. Les fortes inégalités de revenus et les disparités régionales aggravent encore le problème.

La persistance de l’individualisme et du consumérisme dans la société contribue également à la pauvreté en affaiblissant les liens sociaux et en limitant la participation sociale significative. Lutter contre la pauvreté exige donc d’aller au-delà de l’emploi, en intégrant d’autres dimensions de l’inclusion sociale, en repensant la vision purement productive du travail et en renforçant les approches communautaires centrées sur la personne.

Enfin, il est essentiel de s’attaquer à la pauvreté intergénérationnelle et aux inégalités scolaires. Une attention particulière doit être accordée au travail de jeunesse et aux approches de présence, qui ont prouvé leur efficacité pour créer la confiance et atteindre les jeunes confrontés à la pauvreté et à l’endettement.

2 – Ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans la lutte contre la pauvreté :

  • Ce qui fonctionne :
    Des stratégies holistiques, transversales et participatives : Approches combinant l’accès au logement, à l’éducation, aux soins de santé, à l’emploi, au soutien psychosocial, à la participation culturelle et aux transports. Stratégies élaborées avec les communautés, impliquant les personnes en situation de pauvreté dans les processus décisionnels, et centrées sur la dignité humaine et les droits.
    Des politiques de prévention et d’intervention précoce : Investissements dans les services de la petite enfance, l’éducation inclusive, le travail de proximité auprès des jeunes, et les services sociaux préventifs, plutôt que des réponses basées sur les situations de crise.
    Un accompagnement individualisé et adapté : Programmes qui s’adaptent à la situation de chaque personne, soutien à la formation ou à l’emploi, et travail de rue qui s’effectue dans l’environnement des personnes concernées.
    Une approche basée sur les droits humains et l’autonomisation : Considérer les personnes comme des sujets de droits, et non comme des bénéficiaires passifs. Renforcer la dignité, la participation et les liens sociaux, et encourager chacun à contribuer à la société.
    Des mesures économiques et structurelles : Augmenter les salaires minimums et les prestations sociales, réformer les systèmes fiscaux et de transferts sociaux pour réduire les inégalités, offrir une aide sociale ciblée sans créer de dépendance, et redistribuer les hauts revenus via une fiscalité accrue sur les plus-values du capital.
    Des méthodes communautaires et inclusives : Combiner un soutien ciblé pour les plus vulnérables avec des approches communautaires générales, afin d’éviter la création de ghettos ou de divisions sociales fondées sur les identités. Soutenir à la fois les personnes en grande précarité et celles qui ne le sont pas, pour favoriser la compréhension mutuelle et enrichir les réseaux personnels.
    Le rôle des professionnels et du travail de jeunesse : Des professionnels formés, travailleurs jeunesse et travailleurs sociaux de rue, qui construisent des relations de confiance, accompagnent les personnes dans leur quotidien, et ouvrent des voies vers la participation. Fournir une éducation financière et un accompagnement aux jeunes confrontés à la pauvreté et à l’endettement.
    L’éducation aux compétences de vie : Enseigner aux jeunes des compétences de vie (soft skills) au-delà des seuls savoirs académiques, pour les préparer au marché du travail et à une participation pleine et entière à la société.
  • Ce qui ne fonctionne pas :
    Des interventions fragmentées, déconnectées ou de court terme : Mesures ponctuelles, absence de coordination entre les programmes, et politiques isolées qui traitent la pauvreté séparément des autres domaines tels que la santé, l’éducation ou les migrations.
    Des approches conditionnelles, stigmatisantes ou moralisatrices : Politiques conditionnant l’aide à certains comportements ou à des obligations administratives, approches qui traitent la pauvreté comme une faute individuelle ou comme une question de charité plutôt qu’un problème structurel.
    Des procédures bureaucratiques et complexes : Systèmes qui excluent les plus vulnérables en raison de lourdeurs administratives et rendent difficile l’accès au soutien.
    Des cycles de financement courts et des projets pilotes sans vision à long terme : Projets sans garantie de continuité ni de durabilité.
    Se concentrer uniquement sur l’aide matérielle ou les soins, sans traiter la participation et le bien-être : Ne pas impliquer les personnes dans la définition des politiques, et ignorer les besoins en inclusion sociale, mobilité, expériences culturelles et participation citoyenne.
    Considérer les personnes comme objets d’aide plutôt que comme sujets actifs de droits : Approches basées sur l’assistance ou la charité qui renforcent la dépendance, la fragmentation et la déshumanisation.

3 – Si vous aviez la possibilité d’inclure une activité ou politique concrète dans la stratégie anti-pauvreté, quelle serait-elle ?

Investir dans le travail social de rue à travers l’Europe
• Créer une ligne budgétaire spécifique de l’UE dédiée aux initiatives de travail social de rue dans tous les États membres.
• Développer un cadre européen pour professionnaliser et reconnaître les travailleurs sociaux de rue.
• Soutenir les échanges transfrontaliers de méthodes et de formations entre praticiens.

Le travail social de rue est une méthode efficace et éprouvée pour atteindre les personnes souvent exclues des services traditionnels, telles que les jeunes et les enfants en situation de rue, les migrants sans papiers, les personnes sans-abri et celles vivant dans des zones fortement précarisées. En allant à leur rencontre, en construisant une relation de confiance et en les reliant aux services essentiels (éducation, santé, logement, emploi, protection), le travail de rue favorise l’inclusion et la réalisation des droits.

Créer des centres d’accompagnement locaux sans barrières d’accès
• Mettre en place dans chaque commune ou quartier prioritaire des centres locaux d’accueil, ouverts à tous sans rendez-vous.
• Constituer des équipes pluridisciplinaires (travailleurs sociaux, conseillers emploi, juristes, etc.) pour aider les personnes à naviguer dans les démarches administratives et accéder à leurs droits, à la formation, au logement ou à l’emploi.

Ces centres contribueraient à rompre l’isolement social, à réduire les obstacles administratifs, et à fournir un suivi personnalisé basé sur les besoins réels.

Rompre le cycle de la pauvreté intergénérationnelle chez les jeunes
• Renforcer le travail de jeunesse qui soutient les jeunes dans l’éducation financière, le développement de compétences et la préparation à l’emploi, en particulier ceux issus de familles à faibles revenus ou de zones défavorisées.
• Promouvoir des approches préventives plutôt que punitives, y compris l’intégration de l’éducation aux compétences de vie dans les écoles.
• Soutenir les accompagnements psychologiques et familiaux en parallèle du travail social de rue auprès des jeunes, pour aborder les multiples dimensions de la vulnérabilité.

Intégrer le travail de jeunesse et les initiatives d’éducation financière
• Financer des projets pilotes comme ceux menés aux Pays-Bas (« Voir ensemble, Agir ensemble »), où les travailleurs jeunesse sont les premiers interlocuteurs, offrant une éducation financière et un accompagnement accessible, basé sur la confiance.
• Organiser des activités de loisirs et culturelles régulières où les jeunes peuvent aborder leurs préoccupations financières en toute sécurité et développer des compétences en gestion budgétaire.

Imposer une évaluation d’impact anti-pauvreté pour les politiques publiques
• Introduire une évaluation obligatoire de toutes les politiques nationales et européennes (économiques, culturelles, logement, santé, sécurité, etc.) pour mesurer leur impact sur la pauvreté et les inégalités, en particulier dans les zones vulnérables.
• Utiliser ces évaluations pour adapter ou corriger les politiques si elles risquent d’aggraver la pauvreté ou l’exclusion.

Réformer le logement et la fiscalité pour réduire les inégalités
• Mettre en place des régulations telles que des plafonds de loyers/prix, des mesures anti-monopoles, et investir dans un logement public de qualité sans ségrégation.
• Augmenter la fiscalité sur les revenus immobiliers et les plus-values pour financer les politiques sociales.

Promouvoir des projets inclusifs, interclasses et communautaires
• Lancer des initiatives combinant emploi, participation sociale et culturelle, et découverte d’autres territoires et communautés.
• Mettre l’accent sur la dignité, la participation et l’enrichissement des réseaux sociaux pour prévenir l’isolement et faire tomber les barrières sociales.

[1] Document d’information d’oxfam septembre 2013 Le piège de l’austérité
[2] http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Asylum_statistics/fr#Les_demandeurs_d.E2.80.99asile